Voyage dans la parentalité avec Irène Théry
Le festival du film d’éducation, qui se déroulait à Evreux du 4 au 8 décembre, comptait trois débats dans sa programmation.
Retour sur celui du 5 décembre, autour des nouvelles formes de parentalité. Autour de la table, Irène Théry, directrice d'étude à l'EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales), spécialisée dans la sociologie de la famille et Pauline Domingo, directrice du département enfance, jeunesse et parentalité de la CNAF.
Tout le monde a une famille… et c'est bien là le problème !
Observer à la loupe ou prendre de la distance
Ni décliniste ni progressiste
Quatre chantiers pour l'avenir
Si l’intervention d’Irène Théry, habituée des médias depuis plusieurs années, était passionnante, j’avoue que la suite des échanges m’a laissée sur ma faim. En effet, Pauline Domingo s’est plutôt attachée à expliquer comment les Caf accompagnaient les familles concrètement, notamment au moment de la naissance et de la séparation. Cette seconde intervention, à mon sens, n’a que très peu abordé les nouvelles formes de parentalité, si ce n’est les séparations et les familles monoparentales. Deux cas de figure qui sont aujourd’hui rentrés "dans les moeurs". Il faut reconnaitre qu’il était difficile d’évoquer les formes émergentes de parentalité dont beaucoup n’entrent pas aujourd’hui dans le champ d’action des CAF. es propos qui ne seront pas donc pas repris ici.
Tout le monde a une famille… et c'est bien là le problème !
Irène Théry, spécialisée dans la sociologie de la famille depuis de nombreuses années, s’est intéressée au PACS, au mouvement « le mariage pour tous »… Elle a écrit plusieurs ouvrages sur la famille.
En préambule de son intervention, Irène Théry a répondu, avec humour et pédagogie, à la question « qu’est ce qu’être sociologue de la famille ? »
« Etre sociologue de la famille, c‘est se heurter à un problème. Tout le monde a une famille et a donc l’impression de comprendre les sujets, les problématiques qui y sont liés. C’est exactement le problème inverse que les économistes rencontrent. Les gens passent leur temps à leur dire qu’ils n’y comprennent rien… » s’amuse Irène Théry.
Observer à la loupe ou prendre de la distance
En réalité, il faut un travail en profondeur pour mettre à jour, expliquer les changements et les chocs qu'ils engendrent. Pour cela, le sociologue a deux techniques à sa disposition :
« Il peut observer directement les faits nouveaux » et ainsi les décrire. « C’est de cette façon qu’à la fin des années 80, j’ai inventé le terme de « famille recomposée », une notion qui n’existait pas auparavant » explique Irène Théry.
Certains phénomènes, qui défrayent pourtant l’actualité, sont minoritaires et il est d’autant plus important de les étudier pour les définir précisément (et peut-être relativiser ?). Ainsi, la procréation médicalement assistée (PMA), qui comprend la fécondation artificielle et la fécondation in vitro (FIV) représente moins de 5 % des naissances en France. Sur ces 23 000 naissances, 5 % sont liés à un don de spermatozoïdes ou d’ovules (soit… 1 150 naissances par an seulement) !
« La seconde technique consiste à prendre de la distance pour voir le sens des métamorphoses qui nous troublent et donner une vision d’ensemble » poursuit la sociologue.
Alors, quelles sont les évolutions observées au sein de la famille en France depuis la seconde guerre mondiale ?
Dans les années 1945-1960, la famille était très différente de ce que nous connaissons aujourd’hui. Le mariage était incontournable, comptait de nombreuses naissances avec une mère au foyer et il n’y avait pas de divorce.
Entre les années 1965-1970, des changements apparaissent. Les relations sexuelles hors mariage sont peu à peu acceptées et le nombre de mariages diminue. Aujourd’hui, 60 % des enfants naissent hors mariage et un couple sur deux divorce.
20 % des familles sont monoparentales et connaissent le plus souvent des problèmes économiques. Ces évolutions autour de la famille ont été beaucoup discutées dans les années 1980-2000.
« A l’heure actuelle, ce sont les fondements de la parentalité qui sont questionnés relève Irène Théry. En 1996, un couple était forcement hétérosexuel. » Avec l’émergence de couples du même sexe les questions autour de la gestation pour autrui, l’accès à ses origines émergent. Par ailleurs, un tabou sur les violences intrafamiliales se lève.
Ni décliniste ni progressiste
« Mon travail consiste à proposer une interprétation concernant ces changements, poursuit la sociologue. Je ne suis pas décliniste, pour moi nous ne sommes pas en crise, notre société n’est pas un champ de ruines. Pour moi, on ne peut affirmer que tout va mal. Si on interroge les jeunes, la valeur numéro 1 à laquelle ils sont très attachés est la famille ! » Et ce malgré les difficultés qu’ils rencontrent : divorce de leurs parents, beaux-parents… « En réalité, la compréhension entre les générations est bien meilleures ».
« Je ne suis pas non plus progressiste, poursuit Irène. Il n’y a pas que du mieux. Il faut mesurer l’ampleur du désarroi qui traverse la société, le sentiment de ne pas être à la hauteur et les inégalités sociales face à ces évolutions auxquelles nous sommes confrontés. »
« Ma thèse est qu’une métamorphose sans précédent est en cours et nous devons la mener à bien, explique Irène Théry. Une famille est un groupe d’individus, un système de parentés. Mais ce système n'est plus ce qu’il était. » Mais pour savoir vers quelles évolutions se dirigent les parentés, il faut connaitre ses fondements.
Le monde moderne trouve ses origines avec la révolution française qui combat un système d’inégalités selon la naissance. En 1789, l’idéal repose sur la devise « liberté, égalité, fraternité ». « Mais la famille reste une exception justifiée à l’époque ! Le modèle hiérarchique demeure » résume Irène.
« Au 19e siècle et durant une partie du 20e siècle, un mariage fait une famille et donne un père aux enfants de l’épouse. Hors mariage, il n’y a pas de père. La femme a fauté, elle porte la honte et son enfant est un batard. Le géniteur ne porte aucune responsabilité.
Au sein du mariage, l’homme gouverne sur la femme et les enfants, qu’il faut dresser, sont inférieurs aux adultes. Un père peut même envoyer ses enfants en prison ! »
« Le moteur principal qui a bouleversé la famille est l’égalité des sexes, rappelle la sociologue. Ainsi, en 1970, apparait l’autorité parentale partagée entre le père et la mère. On a plus la même idée du couple. La femme travaille, elle est autonome. Même si l’idéal est toujours de vieillir ensemble, la possibilité est donnée de rompre quand on ne s’entend plus. Alors qu’avant il fallait vivre ensemble coûte que coûte ».
« Dans le même temps, le lien de filiation a connu l’effet inverse. Autrefois, si l’enfant décevait, l’adulte pouvait rompre le lien. Aujourd’hui, c’est la seule relation inconditionnelle et indissoluble. Dans ce monde incertain, on a tout reporté sur le lien parent-enfant. Le mariage n’est plus le socle de la famille mais le lien de filiation, axe majeur de la parentalité » note encore la sociologue.
Dit autrement, si les liens de couple évoluent, le lien de filiation reste contant.
Quels sont les conséquences ?
On constate trois effets principaux :
- la constitution d’une famille est plus progressive. Explications : « Avant, la jeune fille quittait ses parents pour se marier. Elle passait de l’autorité paternelle à celle de son mari, passage symbolisé lors du mariage par le père accompagnant son enfant jusqu’à l’autel. Désormais, les jeunes ont des amourettes et fondent une famille vers la trentaine, soit en se mariant, soit en ayant un enfant. »
- La famille est plus homogène : « Bien souvent, les deux travaillent, avec les problèmes d’équilibre entre vie de famille et vie professionnelle que cela implique. »
- Il y a des risques de rupture et de recomposition familiale : « De nouveaux modèles apparaissent même si les valeurs fortes sont communes. Les enfants sont exposés à de nombreux changements. »
« Ce que l’on constate, c’est que tout le monde est exposé à ces changements mais qu’il existe des inégalités sociales, résume Irène Théry. Et la principale inégalité réside dans la façon dont les familles construisent leur rapport au temps. » Il s’agit tout simplement de la façon dont la famille va s’inscrire dans le temps, faire le lien entre passé, présent et avenir.
« Les familles qui ont un bagage culturel et une sécurité matérielle font face. Les familles confrontées à la précarité sont assignées à un présent sans attaches, elles n’ont pas de racines et peinent à transmettre. » Pour la sociologue, « C’est dans ce dernier cas qu’il est essentiel de concentrer les efforts éducatifs ».
Quatre chantiers pour l'avenir
« Notre société a quatre chantiers importants à mener à terme, liés à des progrès qui engendrent des difficultés à construire la temporalité au sein de la famille. Il ne faut pas dire « tout fout le camp, c’était mieux avant ! s’amuse Irène Théry. La famille contemporaine véhicule de fortes valeurs de liberté, d'égalité et d’hospitalité, d’ouverture à l’étranger. »
« On constate également un fort développement du respect de l’histoire de l’enfant. On a longtemps caché les adoptions, désormais, on dit la vérité aux enfants sur leur histoire. Un individu traverse souvent une crise quand il n’arrive pas à raconter son histoire, » rappelle Irène Théry.
Le premier chantier réside dans la capacité à inscrire la parentalité en prenant en compte les phénomènes de migrations et de mondialisation. « J’ai beaucoup parlé de la famille française « classique » mais il y a toutes les familles avec une double appartenance à qui on dit « intégrez-vous, ne vous distinguez pas des autres ». Mais quand on parle d’une famille, cela englobe trois générations au moins. De nombreux jeunes issus de l’immigration ont un grand respect pour leurs aïeux mais n’ont pas l’espace pour l’exprimer. Ce qui conduit, notamment à l’intégrisme. Il ne s’agit pas de nier les décalages culturels, mais ils doivent devenir des questions sociales. »
Le second chantier réside dans la capacité de notre société à déplacer son attention sur le vieillissement. On assiste à un allongement spectaculaire de l’espérance de vie. On reste jeune plus longtemps, il y a désormais l’âge de la retraite et le cinquième âge… ce qui transforme les rapports. « Comment faire, comment articuler solidarité familiale et indépendance ? Est ce que finir dans un Ehpad est un idéal ? Le regard sur la maladie et la vieillesse doit changer » souligne Irène Théry.
Troisième chantier : comprendre et intégrer les nouvelles technologies de la procréation. « Il existe trois façons de devenir parents, deux sont reconnues, note Irène, procréer et adopter. »
« La procréation médicalement assistée (qui inclut la gestion pour autrui) est la troisième voie qui cristallise tous les débats. Une troisième personne intervient (un donneur/se de gamètes et/ou une femme qui assure la gestation pour le couple). « Cela fait cinquante ans que les dons de sperme existent et ils restent souvent cachés, la majorité des enfants conçus de cette façon ne sont pas au courant. Nous devons nous interroger. Ces techniques sont-elles mauvaises ? Quelle est la place de chacun ? » conclut Irène.
Dernier chantier : engager un questionnement autour de ce qui est permis et interdit d’un point de vue sexuel. Autrefois, la sexualité n’existait qu’au sein du mariage. « Il y a fait les femmes que l’on épousait et les femmes de mauvaise vie. Si on ne veut plus de cette séparation, il faut s’interroger sur ce qui est permis et sur la notion de consentement » souligne la sociologue. Cela a alors des répercussions au sein des familles en levant le tabou des viols et agressions sexuelles intrafamiliales.
C’est ainsi la question des valeurs qui organisent les civilités sexuelles. « Le mouvement Metoo a remis en question des faits implicites qui régissaient les relations homme-femme couples hétéro-homosexuel… »
Et dans ce grand débat « la famille a un rôle à jouer puisqu’elle éduque les enfants et leur transmet les valeurs générales de respect » termine Irène Théry.
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